Raouf Rifai, Farhat Art Museum collection |
« Nous rêvons tous d'aller au paradis mais, entre-temps, nous visons l'enfer en aspirant au paradis. »
C'est par ces mots, d'un réalisme des plus crus, que Raouf Rifai, peintre et sculpteur libanais, raconte la genèse de ses tableaux, une véritable ontologie de l'homme du Moyen-Orient qu'il affectionne et déplore à la fois, par solidarité ethnique mais aussi fraternelle et humaine.
Rien, absolument rien, n'échappe au pinceau de cet artiste satirique, à la fois sociologue, politologue, écologiste, souvent philosophe mais surtout producteur de sens dès que les couleurs et les mouvements se mettent à l'œuvre avant d'accoucher de ses personnages inédits.
Son thème favori : le derviche (darwich), ou le citoyen lambda, plus ordinaire que tous, humble mais ô combien fragile et vulnérable, dans « l'insoutenable légèreté de l'être », pour reprendre le fameux titre de l'ouvrage de Kundera.
Son darwich est, au départ, libanais, une identité que Raouf Rifai revendique haut et fort dans ses œuvres sur lesquels il appose la signature de son patriotisme à toute épreuve.
Dans son atelier, l'artiste décline ce personnage historique dans toutes sortes de situations : Le darwich-simple, authentique, ancré dans ses racines, flagrant dans sa modestie ; il y a également le derviche-flambeur de pneus – « l'unique moyen par lequel le Libanais fait désormais éclater sa révolte, en s'encrassant et en polluant son environnement » ; le darwich-clown aux couleurs vives trônant au centre de son « Atelier », les yeux bandés « pour ne plus voir les malheurs et les destructions qui l'entourent, et qui pourtant continue de sourire à la vie, parce qu'il aime la vie », dit Raouf Rifai.
Les leitmotivs de la vie et la mort sont partout présents dans l'espace occupé par ces œuvres qui crient la vie et dénoncent avec insistance la mort.
Le darwich-jihadiste porte ainsi les couleurs sombres et sanguines, les tons de l'horreur et de la cruauté, la démence de ce personnage lugubre qui inflige la souffrance et la mort gratuite, à lui-même en premier.
« On s'élimine nous-mêmes pour gagner un mètre carré au paradis en oubliant de vivre entre-temps le paradis terrestre », persifle le peintre.
C'est que Raouf Rifai fait partie de cette génération qui a traversé l'épisode de la guerre civile dont il a longtemps porté les cicatrices, une période « d'exil de soi », comme il dit.
À travers son art, c'est la mémoire de cette période douloureuse qu'il cherche à transcender sans jamais accepter l'absurde fait d'être sollicité, une fois de plus, pour repeindre la mort et la violence générée par les nouvelles guerres contemporaines qui continuent de ponctuer la scène libanaise et autres contrées de la région.
« Le terrorisme pour ses adeptes (au sens réel et figuré) est le seul langage que nous maîtrisons dans cette partie du monde, l'unique moyen aussi de s'affirmer et d'exister en s'éliminant et en éliminant les autres », dénonce encore l'artiste qui s'évertue à retransmettre, à coups de pinceaux virulents, toute l'aberration enfouie dans ce concept.
D'après lui, les terroristes contemporains sont les « nouveaux haschaschines » (qui furent à l'origine du mot assassins, particulièrement actifs au XIe siècle en Perse, qui tuaient publiquement leurs opposants, incités par le haschish qu'ils fumaient avant la perpétration des crimes).
Toutefois, enchaîne l'artiste, ces assassins peuplent en nombre le M-O, aujourd'hui. Ils sévissent partout.
Raouf Rifai, Farhat Art Museum collection |
Le voyeur passif et complice
La guerre syrienne dans toutes ses horreurs ne pouvait donc se dérober à ses fresques mordantes.
Sur un immense pan de mur se dresse un tableau mettant en scène une petite fille renversée sens dessus dessous, reposant au côté d'une sucette qu'elle venait à peine d'entamer. Juste à côté, le soldat qui a pris part au crime représenté les poings liés.
« Il a les mains liées car il n'a pas eu d'autre choix. Lui aussi est victime de ce processus macabre », dit le peintre.
Victime également, le voyeur passif, celui qui, par sa peur et son silence, participe au crime.
Tout en haut de la toile aux couleurs de l'absurde, un personnage arrogant, « le baron, affublé de son cigare, qui empeste par sa richesse en finançant la guerre et la mort », se désole l'artiste, revivant l'émotion qui a généré ses œuvres, dès qu'il en parle.
Et puis, il y a le darwich-prisonnier, enfermé derrière les barreaux : « C'est moi, c'est vous, c'est tous ceux qui sont soumis malgré eux au fait accompli, à la force du plus fort, ceux qui respirent la vie mais en sont souvent empêchés par la prévalence de la mort et de la destruction autour d'eux », explique-t-il.
Bref, autant de personnages pathétiques, certains à plaindre, d'autres à mépriser, parfois les deux à la fois.
« Nous sommes tous des morts-vivants ou des vivants-morts, peu importe. Nous sommes devenus momies dans ce M-O ponctué par les conflits et les guerres récurrentes. Entre une bataille et une autre, le cirque reprend », enchaîne Raouf Rifai, toujours sur ce ton railleur mais non moins consterné.
Pour illustrer la « momie arabe », l'artiste a eu recours à la sculpture cette fois-ci : une statue raide, taille nature, parée d'un tarbouch, sobre, sans aucun ornement. Sur sa poitrine, le sceau discret de la société de pétrole américaine « Shell », signe du néocolonialisme occidental, à leur tête les États-Unis dont il dénonce l'hégémonie sur la région à maintes reprises.
Raouf Rifai, Farhat Art Museum collection |
Une influence à couleur gauchisante que le peintre détient de sa mère, actrice de théâtre de renommée, mais, surtout, activiste invétérée qui a accompagné les générations révolutionnaires du temps de Abdel Nasser.
« On a tellement honte de ce que l'on est, au Proche-Orient, honte de notre civilisation qu'on en a oublié jusqu'au mouvement de la marche vers l'avant, vers le progrès. Nous sommes devenus paralysés », constate avec amertume l'artiste.
Mais le darwich de Raouf est international : les personnages de ses peintures sont non seulement libanais, mais également turques, yéménites, égyptiens, indiens, chrétiens, musulmans, mais aussi juifs, « les trois religions monothéistes du peuple sémite », rappelle l'artiste.
Outre le message réformiste adressé au monde arabe, ses œuvres critiquent également un autre type de « terreur » exercée par des puissances hégémoniques, le capitalisme sauvage et les OGM (organismes génétiquement modifiés) pour lesquels il a consacré une sculpture, représentant le squelette humain réduit à cet état par l'effet des transmutations modernes.
Dans un clin d'œil aux traditions des différentes civilisations et au patrimoine culturel universel, il dépeint un citoyen yéménite qui défend son patrimoine national exhibant le poignard traditionnel sur son côté. Sauf que le poignard dans cette toile de Raouf symbolise l'art, « l'arme par excellence pour lutter contre la mondialisation », du moins certains de ses effets dévastateurs sur les civilisations, précise-t-il.
« Le personnage du Yéménite, c'est aussi la représentation des artistes que nous sommes, ceux qui se défendent par le langage de l'art », souligne-t-il.
Fidèle aux traditions ancestrales de sa famille, connue pour avoir été précurseur en matière de soufisme, il ajoute : « Nous les artistes, sommes aussi des darwichs dans le sens entendu par le soufisme. Nous devons passer du réel au spirituel puis parvenir au savoir, pour mieux transcender les horreurs avant d'aspirer à réformer », dit-il. Une formule qui reflète le mieux l'engagement de ce peintre réformateur.
http://www.lorientlejour.com/article/866260/peintre-engage-reformateur-raouf-rifai-nous-invite-a-decouvrir-son-derviche-soufi.html
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